Gloser d’un pas assuré
Poster un commentaire21 mars 2015 par Julie Curien
C’est, si l’on veut, le mois d’octobre, octobre ou novembre, de mille neuf cent soixante ou mille neuf cent soixante et un, le quatorze ou le seize, ou le vingt-deux, ou le vingt-trois peut-être, mettons le vingt-trois octobre mille neuf cent soixante et un — qu’est-ce que ça peut faire.
Ce jour-là, le narrateur de Glose, Leto, ne se rend pas au travail. D’instinct, il préfère se promener dans la rue ; besoin de se vider la tête, de délibérer avec lui-même, peut-être. Sa mère, plus tôt dans la matinée, a tenu un propos inattendu — mensonger ? — sur son père, suicidé. Tout à ses pensées, il croise un autre promeneur, point solitaire, qui lui / nous tient la jambe taille une bavette. Glose, de Juan José Saer, écrivain argentin né en 1937 dans la province de Santa Fe et décédé en 2005 à Paris, est le théâtre — dialogues, mais aussi mise en scène et didascalies — de cette virée dialectique, parcours routinier jonché d’obstacles, de rencontres et de surprises.
Marchant de concert, les deux hommes s’apprivoisent tout en laissant leurs esprits vagabonder chacun de leur côté, ruminant leurs traumatismes et obsessions propres. Ils parlent d’un objet manqué, une soirée, pas n’importe laquelle, une fête d’anniversaire, réunissant un cercle d’artistes et d’intellectuels, souvent également militants, à laquelle ni l’un ni l’autre n’ont assisté.
Ce sujet de discussion constitue un prétexte, d’ailleurs plus le lecteur progresse dans le roman, moins sur cette réception il en apprend : le temps d’une petite heure, les rengaines virent en digressions, les déclamations (dé)couvrent silences et non-dits, tandis que les propos rapportés se trouvent peu à peu rattrapés par la conversation courante… En bref et en un nombre incalculable de mots, mille et une histoires — ou serait-ce une seule histoire racontée de mille et un points de vue — en apparence insignifiantes s’emboîtent pas à pas.
Cette parenthèse enchantée révèle l’intrinsèque fragilité d’un vivant sensible et changeant, la relativité des expériences et des représentations, l’utilité de la communication interpersonnelle et de l’amitié pour mieux s’éprouver, l’évanescence d’un moment présent, héritier d’un lourd passé — privé et public, de par les répressions et tortures en Argentine — et porteur d’avenirs imaginés, et, enfin, le processus de construction des souvenirs, mémoire fondamentalement mi-fictive, mi-réelle, rendant, en définitive, ce présent éternel.
Ici, sans l’autre, je ne suis ; ici, je parle, voire j’écoute, donc je suis. Car dès que s’épuise le cheminement, quand la logorrhée s’arrête, la vie, semble-t-il… aussi.
Ici, il faut s’accrocher pour suivre, mais on doute, on réfléchit. Et parfois, on rit. Un extrait de ce roman au long cours, dont la dernière édition française (traduite par Laure Bataillon) est proposée par l’éditeur Le Tripode en 2015, à découvrir ici !