Borgès au rapport
Poster un commentaire12 mai 2013 par Julie Curien
C’est bien connu que le mot « invention » signifiait à l’origine « découverte », et c’est ainsi que l’Eglise romaine célèbre l’Invention de la Croix et non son exhumation ou sa découverte. Derrière cette modification sémantique, nous pouvons, je pense, apercevoir toute la doctrine platonicienne selon laquelle tout déjà existe. […] Pour moi, écrire une histoire tient plus de la découverte que de l’invention délibérée. En marchant dans la rue ou le long des galeries de la Bibliothèque nationale, je sens que quelque chose se prépare à prendre possession de moi. Ce quelque chose peut être un conte ou un poème.
Ainsi finit Le Rapport de Brodie, ou plutôt, ainsi débute sa postface, signés Jorge Luis Borges (1899-1986). Dans ce recueil de nouvelles écrites entre 1953 et 1970, le génial écrivain argentin, alors « homme de métier, au seuil de la vieillesse » selon ses propres mots, s’essaie à une nouvelle écriture. Comment ? En s’inspirant, dit-il, des premiers contes de Rudyard Kipling, qualifiés de laconiques par l’imitateur — c’est un compliment.
J’ai tenté, je ne sais avec quel succès, d’écrire mes contes de la façon la plus simple. Je n’ose affirmer qu’ils le sont ; s’il n’y a pas sur terre une seule page, un seul mot qui le soit, étant donné que tous postulent l’univers, dont l’attribut le plus notoire est la complexité. En dehors du texte qui donne son titre au recueil, […] mes contes sont réalistes […]. Ils ont maintes fois recours à l’invention souhaitée de faits circonstanciels […].
Ainsi, Borgès, s’il situe ces contes « un peu plus loin, soit dans le temps, soit dans l’espace » — « l’imagination peut ainsi jouer plus librement », les inscrit dans des cadres réels, en l’occurrence sur des terres sud-américaines ; surtout, il fait la part belle aux humains, via leurs paroles notamment. Travail de la langue, donc, que l’auteur se garde bien de transformer en littérature hermétique : citant Roberto Arlt, Jorge Luis Borges établit que
L’argot, en fait, est une blague littéraire inventée par des auteurs de comédies et des paroliers de tangos ; les gens de faubourg l’ignorent, à moins que les disques d’un phonographe ne le leur aient enseigné.
Ici, les racontars et autres histoires constituent autant de fenêtres ouvertes qui, au gré d’une rumeur, factice sans doute, donnent à voir des parcelles de folklore sud-américain traversé, voire travesti, par la fiction − les nouvelles s’ouvrent sur des « on dit que…« , aux antipodes de la formule magique « il était une fois… » ; tout le monde boit du maté. Des figures émergent de ces bouches à oreilles, dits rapports en ce qu’ils sont couchés par écrit : Borgès propose, le temps d’une rencontre, l’espace d’une intrigue, des portraits fugaces de femmes ou d’hommes, parmi lesquels l’intruse, l’indigne… sur fonds de paysans, soldats et gauchos taquinant le couteau, ou de citadin(e)s, écrivains ou peintres, rivalisant de talent voire d’érudition.
« Comme c’est étrange ! Tout ceci semble un rêve », s’exclame un personnage, dévoilant la généreuse part de mystère dans le réalisme borgésien. Certains des faits narrés semblent se perpétuer au-delà voire en deçà du récit, à l’image de ce conte où deux convives novices en armes s’affrontent avec des couteaux rares jusqu’à ce que la mort les sépare ; l’explication suivante est avancée :
Les deux armes savaient combattre — mieux que les hommes qui étaient ici leurs instruments — et elles combattirent bien cette nuit-là. Elles s’étaient cherchées longtemps par les longs chemins de la province, et elles avaient fini par se rencontrer, alors que leurs gauchos n’étaient plus que poussière. Dans le sommeil de leur acier veillait une rancœur humaine. Les choses durent plus que les hommes. Qui peut savoir si cette histoire est terminée, qui peut savoir si ces armes ne se retrouveront pas un jour ?
L’histoire et l’Histoire se jouent des tours, interrogeant la notion de mémoire : le jeu des témoignages fictifs vient souvent contredire — dénoncer ? — l’histoire officielle ; les aléas politiques réhabilitent, à l’occasion, tel héros méconnu… longtemps après la date effective de ses exploits.
In fine, il me semble que Le Rapport de Brodie tente d’inventer/découvrir des bribes de mythe, compris, au sens étymologique du terme, comme une matière vivante formée de paroles polyphoniques. Les différents contes sont jalonnés de symboles et de schémas récurrents, tel ce thème récidiviste du duel, par lequel, quels que soient leurs armes (un couteau, un pinceau, un objet de désir, un objet de travail, de simples mots), deux êtres, au fond semblables, se confrontent. La violence du rapport à l’autre et à soi constitue une constante, terrible, inévitable, tantôt bénéfique, tantôt tragique.
La poésie reste maître à bord, comme l’indique la nouvelle éponyme, qui clôt le recueil en mettant en scène l’invention/découverte des Yahous, tribu brésilienne (nichée dans la forêt amazonienne) supposée primitive mais comprenant des poètes et maniant « une langue fondée sur des concepts génériques ».