Tropique des silences
12 avril 2013 par Julie Curien
Quand tout s’effondre et que le monde devient absurde, on a toujours cet étrange instinct de se pelotonner en repliant les jambes contre soi pour s’endormir en attendant la naissance.
Pour être un papillon il faut d’abord être un ver, mais je ne voulais pas être un bruit d’ailes, une entité matérielle absurde que les autres peuvent voir.
Karla Suarez (1969 – ), née à La Havane et vivant actuellement à Paris, est l’auteur du court roman Tropique des silences, « silencios » en version originale (1999), paru en 2002 aux éditions Métailié et traduit de l’espagnol par François Gaudry.
Années 1970, 1980 et 1990, une maison dans La Havane, y cohabitent une enfant < adolescente, son père militaire trop souvent absent, sa mère & sa tante tantôt dans la création artistique, tantôt dans la passivité spectatrice voire la déprime destructive, son oncle masseur amateur de lolitas version hommes, sa grand-mère intolérante, du moins en apparence. Ce petit monde se déteste plus souvent qu’il ne manifeste son affection à l’encontre des proches ; seule exception vers laquelle converge, malgré tout, une forme d’amour fort maladroite : cette petite fille, logiquement narratrice de l’histoire. Dans cet espace de vie règne le non-dit ; les absents pèsent tout autant que les présents : comme cet autre oncle paternel, exilé à Miami ; ou la famille argentine de la mère, qui a renié celle-ci suite à son installation à Cuba ; une fois le pays d’origine quitté, les ponts semblent définitivement coupés.
Tango et chansons russes : secrets d’une famille exceptionnelle
La petite fille grandit en se protégeant de l’atmosphère malsaine de la maisonnée, constituée de trop de silences, mensonges, disputes et rancoeurs.
Son père, c’est d’abord une photo qu’elle embrasse tous les soirs avant de se coucher, puis un être qui dort dans le salon car il a trompé maman. Communiste embrigadé, il inculque à sa fille des chansons russes qu’il veut clamer dans son bar préféré. Plus tard, il partira en Angola mais sera exclu de l’armée pour lâcheté, ce que ce héros tient secret vis-à-vis de sa fille jusqu’à ce que la vérité éclate.
Sa mère, femme de théâtre, vit de passions (amours et réalisme socialiste) et de dépressions, s’enfermant dans une « maladie » du tango : longtemps, elle écoute en boucle la musique, triste, triste, de son pays d’origine et rêve de Buenos Aires.
Sa tante incarne le double fou de sa mère : elle ne quitte quasiment jamais sa chambre, écrit nuit et jour, écoute de l’opéra, attend le retour de son amant perché, et tente à plusieurs reprises de se suicider.
De la grand-mère, on n’apprend quasiment rien, sinon qu’elle a trompé son mari, fut un temps, avec… un noir, ce qui explique les cheveux crêpus de sa petite fille.
Dernier secret de famille : l’homosexualité de l’oncle, en l’occurence perçue comme une perversion.
Quelle famille ! Sans oublier Frida, le chat : « On dit que les animaux ressemblent à leurs maîtres, mais n’est-ce pas plutôt le contraire? […] Ce que j’aime le plus chez les chats, c’est leur indépendance », dixit la petite.
Petit Prince <=> Petit Mec
A l’école, c’est « l’ennui total », la gamine, chahutée, a zéro copine. Le guignol de service l’accable du surnom Petit mec, et l’embête, jusqu’au jour où la pré-adolescente, qui a surpris son oncle jouer de son sexe avec un jeune mec, joue pour de vrai la provocation pré-pubère avec le coq inexpérimenté : viens-voir si je ne suis pas une fille, allez je relève ma jupe, ma culotte, viens, viens toucher. Dès lors, tout le monde lui fiche la paix, et elle gagne un ami à vie, jusqu’ici persécuté par le même guignol. Cet épisode de sexualisation prématurée et d’obscénité enfantine procure des frissons, qui ne sont pas sans rappeler Le soir du dinosaure de Cristina Peri Rossi. Petit mec, sans doute, aussi, pour Petit Prince, qu’elle lit avidement. Derrière la subversion, le rêve… d’un monde meilleur ?
Dieu est un écrivain
« Chacun accepte ce qu’il veut, les autres, la famille, le pays. Si quelque chose ne marche plus, changes-en, si tu n’en as pas envie, alors invente-toi une autre réalité, mais ne te résigne jamais. »
La narratrice, petite, dessine ; adolescente, lit ; jeune adulte, écrit des contes et de la poésie. Elle choisit la vie de bohème au détriment des études, qu’elle abandonne, à part l’apprentissage, quelque peu dilettante, du français. Ses rares et chers amis, amoureux d’elle, n’ont pas de noms mais des surnoms : un écrivain, Dieu (pourquoi il est baptisé ainsi par notre artiste, à vous de le découvrir, l’explication est joliment innocente = signifiante) ; un ami de la poésie, le Poète ; son complice de toujours, Quatre (2 yeux + 1 paire de lunettes) ; son mec accro à la dope, Coke. Globalement, elle préfère la fiction à la réalité :
« Quand on n’est pas conforme au monde dans lequel on vit, il est parfois utile de s’inventer un monde différent, de se créer un autre visage, de changer d’identité, cela n’efface pas notre histoire, quelqu’un naît quand on le connaît, qui se soucie de l’avant si seul l’après est à construire ? Nous vivons dans un décor géant peuplé de masques ; il suffit d’avoir conscience que l’on en porte un sans se confondre avec lui et de se dénuder peu à peu, au bon moment. Il y a toujours un moment pour chaque chose, l’important est de le découvrir avant que le décor n’explose. »
Pour cette adulte-enfant sensible, le monde extérieur, en pleine ébullition, doit rester extérieur, comme en sourdine, pour ne pas s’avérer trop éprouvant. A mesure que la maison et le pays se vident, le jeune fille incarne une épure philosophique : elle s’abstrait du temps et de l’espace, relativise, épouse le changement compris dans la durée. Passent les prises de positions politiques et l’ombre de la chasse aux sorcières, l’émiettement progressif de l’empire soviétique en Europe, la « période spéciale » (1992 – ) à Cuba = « petits pois quotidiens et coupures de courant », la corruption, les tentatives successives d’exil des Cubains (Miami, Paris, Buenos Aires, Madrid…) à leurs risques et périls, la narratrice s’abstient et se cache derrière le masque de son sourire. Au fond d’elle-même, elle se préserve mais aussi nourrit une force intérieure pour sortir de sa chenille et, nous l’espérons, devenir, un jour, papillon :
« Quand on possède un équilibre interne, alors on peut penser au reste, mais le plus important c’est toujours soi-même. »
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