« … Si j’avais une bombe… »

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21 mars 2013 par Julie Curien

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Reinaldo Arenas (1943-1990) est un écrivain cubain, exilé aux Etats-Unis en 1980, célèbre par son récit autobiographique Antes que anochezca (en français Avant la nuit) qui témoigne des exactions du régime castriste, notablement à l’encontre de l’homosexualité.

Bonne nouvelle : par sa plume anticonformiste, il excelle également dans l’art de la nouvelle. Pour s’en convaincre, il suffit de s’attaquer au recueil Adiós à Mamá paru aux éditions du Serpent à Plumes en 1993 (traduit de l’espagnol par Liliane Hasson), puis épuisé après une seconde édition… et fort heureusement réédité en 2008 aux éditions Mille et une nuits.

Késako ? Peu de temps avant sa mort, l’écrivain rassemble huit nouvelles écrites à La Havane, Miami et New York de 1963 à 1987 et que je m’amuse, dans ce billet, à reclasser dans l’ordre chronologique de leur gestation :

  • « Il se passe quelque chose sur le dernier balcon » (1963) : récit accéléré de la vie d’un Cubain.
  • « Traître » (1974) : monologue féminin mettant en scène l’après-Castro.
  • « Adiós a Mamá » (1973-1980) : cérémonie d’adieu scatologique d’une ribambelle d’enfants à leur maman.
  • « Mémoire du pays » (1973-1980) : conte de la dévastation et de la réunion.
  • « Fin d’un conte » (1982) : sobre et vibrant adieu à un amour défunt, également exilé.
  • « La Tour de verre » (1986) : parachutage délicat à Miami d’un avatar de l’écrivain en veine de création.
  • « La Comète de Halley » (1986) : conte féminin oscillant entre droiture sinistre et joyeuse dépravation (un cran de + par rapport à Dona Flor et ses deux maris :p).
  • « La Grande Force » (1987) : bref conte humoristique revisitant la genèse d’une religion lambda.

Bzzzzz

PORTRAIT DE L’ÉCRIVAIN,

CE DIEU DEVENU FOU (ou inversement) 

Un portrait de l’écrivain se dessine au fil des nouvelles, complexe & sans concession. A commencer par son personnage-miroir Alfredo Fuentes, écrivain cubain qui, arrivant à Miami, est invité dans « La tour de verre », chez « l’hôtesse des lettres cubaines en exil » afin — c’est ce qu’il a cru comprendre — de trouver éditeur à sa plume. Que nenni, c’est lui qui se retrouve assailli par une palanquée d’auteurs en quête de financements ! La soirée mondaine tourne au vinaigre, lors même que l’écrivain phare s’enferme dans ses pensées, composant, mentalement, sa nouvelle œuvre. Le malentendu… des plus complets… décalage entre le dit et le non-dit des cultures… le fait passer pour fou :

– Allez, mon vieux, lui intima la poétesse couronnée, pas de fausse modestie, dites donc, de vous à moi, à combien s’élèvent vos royalties ?

– Des royalties ? Ne me faites pas rire. Vous ne savez pas qu’il n’y a pas de droit d’auteur à Cuba et que tous mes livres ont été publié à l’étranger alors que je me trouvais dans mon pays ? […] Là-bas, ce sont des voleurs, je le comprends. Mais les autres pays n’ont pas à appliquer les lois cubaines. […] Les autres pays s’abritent derrière toute loi leur permettant de voler impunément.

Le personnage-auteur, au cours de la réception, convoque les acteurs de son histoire jusqu’à les matérialiser, pour ses beaux yeux (et ses beaux yeux seulement, les autres n’y voient cure, tant le délire est fantasque) dans un espace et un temps extérieurs à sa narration. Il leur donne littéralement vie, à l’image du Dieu dit « La Grande Force » & de son fils assimilable au petit Jésus devenu grand qui s’exprime à la première personne du singulier dans une autre nouvelle.

Fiction et réalité s’entremêlent, par le jeu de la parole comme de l’écriture, l’une et l’autre sources de pouvoirs extraordinaires — d’un côté l’écrivain, empreint d’une divine folie, de l’autre le narrateur, volontiers qualifié de « monstre ». Reinaldo Arenas joue habilement de ces deux figures complémentaires pour brosser le portrait de son île d’origine et critiquer, avec force énergie, les abus politiques, sociaux et moraux subis.

« FIN D’UN CONTE » ?

De confidences personnelles en contes universels, l’auteur exprime, par petites touches jalonnant des parcours tumultueux, la quête d’une fin apaisante ou réjouissante, synonyme de LIBERTÉ.

A la fibre autobiographique s’ajoutent les témoignages individuels, ainsi cette fausse transcription littéraire d’un enregistrement réaliste d’entretien entre un représentant du régime post-castriste et une vieille femme méfiante, usée par le système mais n’ayant rien perdu de sa verve. Une seule voix, féminine, parle, exprimant les déchirements à tendance schizophrénique d’un proche, forcé, pour continuer à vivre, de s’affilier au Parti contre son gré, rongé durant ce temps par ce qu’il considérait comme endosser un habit de « traître » (terme qui inspire son titre à la nouvelle), pour se voir fusiller dès Fidel Castro tombé. Ce proche n’est autre que le père du digne représentant anonyme du nouveau régime.

Anonymes, ces personnages incarnent individuellement un tout, la société, l’Histoire. Les témoignages se subliment en contes d’horreur, où, parfois, subsiste une lueur d’espoir. « Maman est morte », adios : dans cette nouvelle, la descendance de la mama refuse de procéder à l’enterrement de celle-ci, qui pourrit sous leurs yeux, tandis que les mouches, les rats, les cafards, les vers s’en donnent à cœur joie, prouesse poétique que les chants de ces bestioles se nourrissant du malheur d’autrui. La glauque attitude semble avoir atteint son somment par les suicides successifs de sa progéniture, quand le dernier enfant, récalcitrant, finit par fuir la chambre d’hôpital morbide, préférant boire la tasse et se purifier dans la grande mer. Allégories satiriques de la maladie et de la survie, d’autres nouvelles incarnent cette profonde colère à l’endroit du genre humain, pluri-victimaire, et cette volonté de le secouer, de s’en extraire et d’éveiller en lui le souvenir, voire la réalité, de ses bons côtés : derrière la bombe, la chaleur… toutes deux humaines.

Pour partager avec vous le style saisissant de Reinaldo Arenas, je me permets de citer la très émouvante nouvelle qui clôt le recueil (agencement intelligent de la part de l’auteur), « Fin d’un conte » : le narrateur écrit, de New York, à son amoureux, récemment disparu. Ils avaient fui Cuba, non sans violence. Revenir ? demande le narrateur. « Jamais ! Tu m’entends ? »

Ecoute : la nostalgie peut procurer aussi une sorte de consolation, une douce souffrance, une manière d’articuler les choses et même d’en jouir. Notre triomphe consiste à résister. Notre vengeance consiste à nous survivre. […] Descends dans la rue avec un cache-sexe phosphorescent, achète-toi une moto (tiens l’argent), deviens punk, teins-toi les cheveux en dix-sept couleurs et trouve-toi un Noir Américain ou bien essaie avec une femme. Fais ce qu’il te plaît, mais oublie l’espagnol et toutes ces choses que dans cette langue tu as nommées, écoutées, toutes les choses dont tu te souviens. Oublie-moi aussi. Ne reviens plus…

Mer des Sargasses, mer ténébreuse, divine mer, accepte mon trésor; ne repousse pas les cendres de mon ami ; de même que si souvent, en bas, nous t’avons suppliée tous les deux, dans notre désespoir et notre fureur, de nous amener ici dans cet endroit — et tu l’as fait — emporte-le maintenant sur l’autre rive, dépose-le doucement sur les lieux qu’il avait tellement haïs, où on l’avait tellement empoisonné, d’où il s’était sauvé et loin desquels il n’a pu continuer de vivre.

Le ton est donné : tout compromis est banni. Le triomphe réside dans la survie, au terme d’un combat avec l’ennemi. L’acte de traîtrise menace à tout va ; surtout, garder le cap, faire entendre sa voix, pratiquer l’ironie ; rendre hommage aux êtres chéris.

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