L’enfance, cet âge d’or de la subversion

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29 janvier 2013 par Julie Curien

Votre attention s’il-vous-plaît : prose puissante et corrosive, sous la plume d’une grande dame, Cristina Peri Rossi (1941- ). Née à Montevideo en Uruguay, et exilée en Espagne à Barcelone aujourd’hui, cet auteur offre à la lecture, dans Le soir du dinosaure, un style et une imagination qui dérangent… et parfois ré-enchantent. Ce recueil de nouvelles, publié en France chez Actes Sud en 1985, fait la part belle à des enfants devenus terribles.

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Un prologue de Julio Cortázar ouvre le bal :

Depuis longtemps les récits de Cristina tracent en spirale autour des enfants de lentes rondes qui vont les étrangler ou nous étrangler nous-mêmes. […] Les enfants sont à la fois les témoins, les victimes et les juges de ceux qui les immolent en les engendrant, éduquant, aimant, habillant, déléguant. […] Ici, les enfants vont mettre à nu le monde de ceux qui prétendent les gouverner et les réduire à la dérision de la vérité.

Puis s’amorce le (non) dialogue entre l’enfant et l’adulte dans un monde crépusculaire qui s’éteint (c’est le soir) mais cherche la lumière originelle et tend, désespérément, vers son commencement (l’ère du dinosaure).

Sur la plage pour éprouver les limites horizontales de la terre, sur la branche d’un arbre pour mieux surveiller l’horizon à la verticale, les enfants incarnent cet esprit frais qui — il n’est pas encore trop tard, du moins dans les contes pour petits et grands — observe, interroge, s’émerveille, invente, partage. Dès lors, l’obsession d’une mère : que son enfant ne grandisse pas ! Car avec la maturité viennent l’habitude > l’adaptation > la soumission : « desséchement de la mémoire », « surdité » et « aveuglement quotidien ».

Victimes d’un « orgasme de la peine »

Mais ici, la figure de l’enfant est aussi le produit, fragile et sensible, d’une société en crise : tout n’est que ruptures, guerre, dictature et décomposition. Le bébé, en face à face imposé avec son père récemment séparé de sa mère, refuse d’ingurgiter cette soupe que celui-ci lui brandit via une cuillère phallique qui l’agresse. Symboliquement, l’inceste est à portée de main : l’enfant et papa ou maman, le frère et la sœur, tous veulent s’accoupler avec l’enfance de l’humanité et certains envisagent sans sourciller la mort des parents. Un autre petit, livré à lui-même, travaille comme un grand mais selon ses propres règles, à l’inverse de ce père qui explique son métier en ces termes à son fiston :

Je suis un journaliste. C’est-à-dire quelqu’un qui reçoit un salaire pour écrire des choses qu’il ne pense pas dans les journaux qui sont financées par des compagnies privées, pour qu’on dise ce qu’elles veulent. Autrement dit, je suis un ouvrier de la plume, dit-il avec une ironie bouffonne. Un esclave.

De fait, l’enfant imaginé s’imagine quant à lui déjà adulte : 

Je ne suis pas une enfant, dit Alicia, indignée. Je suis une future femme.

« Annonciation » ?

Ces héros estampillés enfants, monstrueux hérauts d’un recommencement espéré, portent la voix mêlée des adultes entrés en résistance voire en révolution et de leur descendance avide de grandes découvertes : ils réfléchissent « avec philosophie » et dessinent la voie de la subversion. L’un d’eux pense ainsi :

De toute façon, il soupçonnait l’Histoire de ne pas être très vraisemblable : l’Histoire que nous connaissons est celle que racontent les vainqueurs. Et pourquoi ne savait-on rien de l’Histoire des autres, hein ?

Et l’autre, comme en écho :

De toute façon, je ne pense pas acheter cet avenir-là, ni aucun autre d’ailleurs.

L’enfant rêve… Il rêve qu’apparaît aujourd’hui un dinosaure, « ancêtre solennel mais anachronique », « monstre ingénu et familier », « dévoreur d’hommes ». La tâche que se fixe l’enfant à l’aube de l’apocalypse : apprivoiser la bête, « éviter la destruction ». 

Dans une autre nouvelle intitulée « L’annonciation », la Vierge, pleurant son fils mort, apparaît à l’enfant. L’enfant de la nouvelle la protège, un instant, des hommes armés qui la menacent comme son propre enfant avant elle, mais est-ce suffisant ? Que subsiste-t-il de notre enfance ? Que reste-t-il à la nouvelle génération ? … Où et comment retrouver l’âge d’or, ou le créer de toutes pièces ?

Je vous recommande très vivement la lecture de cette œuvre percutante, et de suivre l’écriture de Cristina Perri Rossi, sur son site Internet espagnol ou sur son site Internet en langue anglaise. Mention spéciale aux excellentes traductions de Laure Bataillon et Françoise Campo-Timal.

3 réflexions sur “L’enfance, cet âge d’or de la subversion

  1. […] prématurée et d’obscénité enfantine procure des frissons, qui ne sont pas sans rappeler Le soir du dinosaure de Cristina Peri Rossi. Petit mec, sans doute, aussi, pour Petit Prince, qu’elle lit […]

  2. […] ou d’ « adulte-enfant », présent aussi chez Cristina Peri Rossi et Karla Suarez, pointe le bout de son nez… qui, avec son regard lucide et libre, peut […]

  3. […] qu’en dit Julie Curien sur le blog Notes vagabondes est ici. Un excellent entretien de 2009 est disponible (en anglais) dans Bomb Magazine, […]

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